PositionsAnnulation des dettes restantes : une chance pour la collectivité

Annulation des dettes restantes : une chance pour la collectivité

Ce qu’il faut pour offrir un nouveau départ aux personnes surendettées qui ont perdu tout espoir. 

Le projet de la Confédération a le potentiel de mettre fin à la situation inextricable dans laquelle se trouvent de nombreuses personnes surendettées et d’engendrer un impact positif pour la collectivité dans son ensemble. Afin que la nouvelle procédure proposée dans le cadre de la révision de la loi sur la poursuite pour dettes et la faillite (LP) puisse pleinement déployer ses effets, il est indispensable de réduire au strict minimum les interruptions de procédure et la création de nouvelles dettes. Ces raisons justifient un accompagnement par un travailleur social. 

Cet article est paru dans le dossier d’ARTIAS du juillet 22

Le monde politique, les spécialistes, l’administration fédérale et les chercheurs sont d’accord : la Suisse devrait elle aussi donner aux personnes surendettées ayant perdu tout espoir la possibilité d’accéder à une procédure leur permettant de sortir d’une situation sans issue. En effet, la Suisse est l’un des derniers États européens dont le droit ne prévoit pas une telle procédure. De nombreuses personnes dans notre pays se retrouvent trop souvent prises au piège du surendettement, sans aucune perspective de pouvoir à nouveau contribuer à la vie sociale et d’y participer de manière appropriée. C’est la raison pour laquelle la révision de la loi sur la poursuite pour dettes et la faillite (LP), proposée par le Conseil fédéral après un long processus, de même que l’introduction d’une nouvelle procédure qui conduit à l’annulation des dettes restantes, sont plus que jamais nécessaires et doivent être résolument saluées. 

Cependant, le succès de la nouvelle procédure réside dans les détails de sa conception. L’accès à la procédure est-il conçu de telle sorte à atteindre les groupes-cibles visés ? Les modalités de la procédure prévue offrent-elles aux personnes surendettées des chances réalistes et équitables de pouvoir la traverser avec succès ? Permettra-t-elle aux personnes concernées d’assainir durablement leurs dettes et de leur offrir ainsi un véritable nouveau départ dans l’existence ? Le présent article de Dettes Conseils Suisse (DCS) a justement pour but d’approfondir ces questions, en se fondant sur des données statistiques, sur les expériences des pays voisins ainsi que sur l’expertise des organisations membres de DCS. 

Dettes Conseils Suisse est active depuis 1996 comme association faîtière regroupant 43 services de gestion de dettes et de désendettement ainsi que des services sociaux privés d’utilité publique, qui disposent d’une grande expertise en matière de désendettement et d’accompagnement social des personnes surendettées. Les statistiques annuelles de l’association proposent également, avec leurs quelque 5’000 jeux de données, l’aperçu le plus détaillé en Suisse sur la situation personnelle et d’endettement des gens qui ont consulté un membre de DCS. 

Qui sont les personnes concernées par le surendettement ? 

L’Office fédéral de la statistique et la société privée de renseignements économiques CRIF estiment le nombre de particuliers surendettés en Suisse à un peu plus de 6% pour ces dernières années. (1) En 2021, les 33 organisations membres de DCS ont enregistré 5’138 dossiers de personnes qui ont consulté pour la première fois un organisme de conseil dans ce domaine. Ces données constituent une précieuse source d’indications sur les personnes concernées par l’endettement en Suisse. Au cours de ces dernières années, le portrait des ménages endettés en Suisse n’a pas beaucoup changé : les ménages disposant d’un revenu faible ou irrégulier sont exposés à un risque d’endettement nettement supérieur à la moyenne. Lorsqu’elle s’accompagne de la survenance d’un événement critique dans l’existence, comme une séparation, un divorce, le chômage, la maladie ou un accident, cette situation entraîne les gens dans la spirale du surendettement. L’absence de compétences financières sous forme de surmenage administratif ou cognitif et une planification des dépenses quelque peu téméraire peuvent aussi souvent jouer un rôle. 

  1. Frappés à l’apogée de leur capacité professionnelle : les jeunes âgés de moins de 30 ans sont moins concernés par le surendettement que la moyenne. 56% des personnes qui ont consulté un organisme de conseil ont entre 30 et 49 ans. Or, ce groupe d’âge ne représente que 32% de la population générale. Le surendettement frappe au meilleur moment de la vie professionnelle et familiale. 
  2. La famille souffre également: même si les personnes vivant seules sont surreprésentées en comparaison avec la population totale, le nombre élevé d’enfants dans les ménages concernés ne peut que surprendre. 41% des personnes qui dépendent du revenu des ménages surendettés sont des enfants. 
  3. Un revenu faible et irrégulier comme risque de surendettement le plus important : le revenu moyen des ménages qui se rendent à un entretien de conseil s’élève à 4’272 CHF. 80% de ces personnes disposent de moins de 6’000 CHF. Qu’il s’agisse de personnes seules, de mères ou de pères célibataires ou de couples avec ou sans enfants : leur revenu médian se situe nettement en-dessous de celui de leur groupe de comparaison dans la population totale. De même, les personnes qui perçoivent l’aide sociale et les chômeurs sont nettement surreprésentés. 
  4. Pris au piège du surendettement : la plupart des ménages ont une histoire d’endettement qui remonte loin. 51% des personnes sont surendettées depuis plus de six ans, 26% même depuis plus de dix ans. Plus l’endettement dure longtemps, plus la part des sociétés de recouvrement parmi les créanciers est importante. 
  5. Absence de perspectives : une partie importante des personnes concernées n’a aucune perspective d’assainir ses dettes. La seule vision d’avenir de ces personnes est une existence grevée de dettes, une vie avec le minimum vital ou en-dessous. 47% des Working Poor perçoivent un revenu qui se situe en-dessous du minimum vital prévu par le droit des poursuites. La même chose s’applique aux 41% des chômeurs, 39% après une séparation ou un divorce et 37% avec des problèmes de santé. 

Situations problématiques causées par le surendettement 

Une existence vécue sous le sceau des dettes et du minimum vital a un impact sur tous les domaines de la vie. Souvent, ces effets s’influencent et se renforcent mutuellement. 

Conséquences sur la santé : l’endettement engendre des maladies physiques et psychiques. Tant les liens entre pauvreté et santé que l’impact négatif de l’endettement sur la santé ont été prouvés empiriquement. En Suisse, Caroline Henchoz et Tristan Coste, ainsi que Joanna Herzig notamment, ont montré ces liens. (2) 24% des débiteurs présentent des symptômes de dépression sévère, alors que dans la population totale, ce pourcentage s’élève à 2% seulement. Si les personnes surendettées tombent plus souvent malades, elles doivent pourtant souvent renoncer à se faire soigner, car en Suisse, une part importante des frais de santé est payée par les patients. Cela a des répercussions supplémentaires sur leur santé et les maladies deviennent chroniques, occasionnant ainsi des frais supplémentaires. 

Problèmes familiaux : les personnes surendettées sont soumises à une forte pression. Généralement, cette charge psychique a des conséquences sur tous les membres du foyer. Il en résulte souvent des conflits relationnels qui mènent dans de nombreux cas à des séparations ou à des divorces. Les statistiques de DCS le montrent : deux cinquièmes des personnes économiquement dépendantes de ménages comprenant des personnes surendettées sont des enfants. Le surendettement des familles peut porter atteinte au développement des enfants. Les facteurs aggravants engendrés par la situation d’endettement ont des conséquences défavorables sur les performances scolaires et l’intégration sociale. En partant du principe que les enfants issus de familles surendettées risquent davantage que les adultes de connaître eux-mêmes des difficultés financières, cette situation peut avoir encore d’autres conséquences à long terme. 

Désintégration sociale : la saisie de salaire peut avoir des répercussions négatives sur la vie professionnelle, qui vont de la perte d’opportunités de carrière jusqu’à la perte d’emploi. Dans le cadre de la recherche d’un logement, la présence d’une inscription au registre des poursuites à son nom constitue un obstacle quasiment insurmontable. Vivre avec le minimum vital est synonyme de marge de manœuvre limitée et de moins de participation à la vie sociale et culturelle. Les personnes surendettées courent un risque plus élevé de désintégration professionnelle, familiale et sociale. 

Le surendettement est une source de frais pour la société, les cantons et les communes. Ce phénomène est formulé de manière très claire dans les travaux préparatoires en vue de l’introduction de l’annulation des dettes restantes en Allemagne: «la valeur économique souvent faible attachée au droit illimité du créancier de recouvrer sa créance est sans commune mesure avec l’ampleur des frais sociaux et économiques engendrés par la responsabilité pour dettes à vie. » (3)

Quels éléments faut-il pour une procédure réussie ? 

La nouvelle procédure de faillite des personnes physiques par assainissement des dettes ne peut être fructueuse que si le plus grand nombre possible des personnes admises a) sont en mesure de traverser la procédure et de la mener à terme et b) ne s’endettent pas tout de suite à nouveau après l’élimination des dettes. Pour ce faire, des conditions-cadres réalistes sont nécessaires en termes de durée, de minimum vital et, en cas de besoin, d’accompagnement social. 

La proposition du Conseil fédéral prévoit une période de transition de quatre ans pendant laquelle les personnes concernées doivent bien se comporter. Cela signifie qu’elles doivent s’efforcer de trouver un emploi et de payer le maximum de dettes. L’idée derrière cette exigence est la figure des débiteurs « honnêtes » : ceux-ci doivent se voir accorder une deuxième chance et pouvoir prendre un nouveau départ après l’élimination des dettes. En pratique, il s’avère que ces quatre ans représentent une très longue période. Les lignes directrices de Dettes Conseil Suisse, sur la base desquelles travaillent les organismes affiliés, prévoient une phase d’assainissement de trois ans. Pour de bonnes raisons : la plupart du temps, les personnes concernées ont une longue histoire de surendettement derrière elles et vivent depuis des années au minimum vital. Même des pays comme l’Allemagne et l’Autriche, où les impôts et les primes de caisse-maladie sont déduits directement du salaire, ont raccourci la durée de leurs procédures respectives à trois ans. Cela est dû d’une part à l’existence d’une recommandation de l’UE et d’autre part à une évaluation du Ministère allemand de la Justice, dans laquelle il constate que les objectifs du législateur concernant le nombre de procédures réussies ont été largement manqués. 

Un autre facteur pertinent est la question de savoir quels postes de budget sont compris dans le minimum vital du droit des poursuites. Les budgets d’assainissement établis jusqu’ici par les services de conseil en surendettement incluent, en plus des postes habituels, les impôts courants, les dépenses de santé et les imprévus. Ce faisant, les ménages disposent de suffisamment de marge de manœuvre dans leur budget pour éviter que la procédure ne doive être interrompue en raison d’événements nouveaux. Dans certains pays, les personnes surendettées se voient accorder une pause dans la saisie après six ou douze mois, ou alors le 13e salaire est réservé pour les imprévus. Il est réjouissant que le Conseil fédéral souhaite, avec la nouvelle procédure, inclure les impôts courants dans le minimum vital du droit des poursuites, ce qui permettra à davantage de procédures d’être couronnées de succès. Les interruptions de procédures doivent également être réduites autant que possible aussi du point de vue de la collectivité, car elles constituent un frein bureaucratique inutile. 

L’intégration des impôts courants dans le minimum vital du droit des poursuites est également indiquée s’agissant du thème du réendettement. La crainte que des personnes s’endettent à nouveau près l’élimination de leurs dettes est souvent exprimée, et certains y voient un risque d’abus de la nouvelle procédure. Si le long délai de carence prévu constitue déjà une barrière efficace contre les abus, il convient également de parer aux facteurs structurels et personnels d’un éventuel nouvel endettement. Dans cette perspective également, le fait de disposer d’une plus grande marge de manœuvre pour le minimum vital de droit des poursuites est pertinent. 

Dans une étude d’évaluation relative à la procédure allemande, l’auteur Götz Lechner a constaté que les personnes surendettées étaient soumises à des conditions très différentes pour sortir de leur situation avec succès :pour près de la moitié des personnes concernées qui se sont surendettées en raison de « risques biographiques modernes » tels que le chômage, la séparation ou les problèmes de santé, une annulation des dettes restantes s’avère suffisante. Du fait de leurs ressources financières et personnelles suffisantes, elles sont en mesure de saisir la deuxième chance par leurs propres moyens après une élimination de leurs dettes. Un deuxième groupe, en revanche, a besoin de soutien. 42% ont totalement perdu la vue d’ensemble sur leurs propres finances. Pour ces personnes, le fait d’être accompagnées par un conseiller augmente les chances de ne pas s’endetter à nouveau après la clôture de la procédure. 8% ont en outre besoin d’un accompagnement à long terme en raison de problèmes personnels. 

La plupart du temps, l’assainissement des dettes représente bien plus qu’un simple acte administratif. Des mesures de stabilisation, l’acquisition de compétences financières et un accompagnement psychosocial sont souvent nécessaires pour la réussite à long terme d’un assainissement. Or cet aspect n’est pas suffisamment pris en compte dans le projet du Conseil fédéral. Une base légale est nécessaire. La quasi-totalité des cantons dispose de services spécialisés qui s’occupent de ces tâches par le biais de mandats de prestations et, souvent, de fonds privés supplémentaires. La composition du financement et les ressources à disposition de ces services sont très variables. Il est dans l’intérêt de la Confédération et des cantons que les personnes concernées puissent recourir à de telles offres de conseil en cas de besoin. Cela augmente considérablement les chances de réussite, avec tous les effets positifs que cela implique pour la société et l’économie. 

Projet d’envergure ou tigre de papier ? 

Le projet du Conseil fédéral représente une grande chance pour la Suisse d’améliorer ces prochaines années une situation qui peut être qualifiée d’insatisfaisante tant pour les personnes surendettées que pour la collectivité. Nous devrions offrir des perspectives aux personnes surendettées qui ont perdu tout espoir. Certaines adaptations s’avèrent nécessaires afin de réduire les freins bureaucratiques inutiles causés par l’interruption de la procédure et le nouvel endettement après l’annulation des dettes, et d’augmenter ainsi les chances de succès de ce nouvel instrument. Il est également important que les débiteurs puissent bénéficier d’un accompagnement social. 

(1) BFS SILC Verschuldung und Taux de débiteurs du CRIF

(2) Henchoz, Caroline et Tristan Coste (2020): Debt and Subjecive Well-Being: Does the Type of Debt Matter? 

Herzig, Joanna (2021), Überschuldung, Arbeitslosigkeit und Gesundheit. In: MaGes, Christoph et. Al. (Hrsg.), Verschuldet zum Arbeitsamt. Wiesbaden: Springer VS und hier: https://schulden.ch/wp-content/uploads/2022/04/smw-152- w30151.pdf

(3) Hugo Grote – Restschuldbefreiung nach einem Jahr? Warum nicht? BAG-SB Informationen Heft 4/2019 

 

retour